J'aime les chaussures, jusque là rien de bien original pour une fille… Mais attention, pas n'importe quelles chaussures, elles doivent être racées, féminines, sexy et surtout très hautes perchées, peut-être pour me rapprocher un peu plus du sommet de mes désirs les plus inavoués.
Les escarpins, les stilettos, les bottes fuselées j'en suis dingue. Tiens, prenez une tenue toute simple : un jean brut très près du corps, un T-Shirt "Petit bateau" en coton blanc, une veste tailleur noir cintrée et puis ajoutez-y une paire de boots à 12cm de talons aiguilles et bien là vous voyez, ça fait toute la différence. Une fois perchée, ma démarche se chaloupe, mon buste se redresse, ma nuque se tent, mes jambes s'allongent, je ne peux l'expliquer autrement, c'est magique !
L'autre jour, chaussée version Tour Eiffel comme d'habitude, je me fais accoster par deux hommes en l'espace d'une demi-heure. Quelle ne fût pas ma surprise en découvrant leur angle d'approche commun : mes chaussures… Bon ok, c'est noté, ce modèle plaît tout particulièrement à la gente masculine… c'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde !
L'ennemi numéro un de mes petites protégées c'est bien évidement le 'tain de pavé, et dieu sait que la ville que j'arpente chaque jours en regorge. En bonne habituée des échasses, je ne passe jamais une zone dangereuse sans me percher encore un peu plus haut, sur la pointe des pieds, imparable ! - même si la sensualité de la démarche en prend un petit coup, là on passe temporairement dans le registre "petit rat de l'opéra" -
Mais aujourd'hui je me suis faite avoir comme une bleue, une pauvre débutante du stiletto, une provinciale de l'escarpin, une néophyte du talon aiguille ! Déambulant fièrement à + 12cms, le regard au loin et, je dois bien l'avouer, l'esprit en vadrouille dans de bien sombres pensées, je n'ai pas remarqué la nouvelle grille installée devant l'entrée du bureau de poste. Horreur, malheur, j'avance sans me méfier et mon talon droit se retrouve pile dans le vide d'un des carrés, il s'affaisse brutalement dans ce petit néant en s'écorchant sur la face tranchante de la maudite gauffre métallique ! Le cuir tout neuf de mes nouvelles favorites (celles en plus que les hommes adorent) se déchire et s'enroule sur lui même, laissant apparaître le plastique blanc opaque qui compose la matrice du talon. Oooooh nooooon, me voici soudainement comme une cendrillon après minuit sans téléphone pour passer un coup de fil à sa marraine la fée, et tout cela devant un bureau de poste, 'tain la looooose ! J'affranchie ma lettre, la glisse dans la fente de la boîte puis galope vers le bureau, m'affale dans mon fauteuil et constate, dépitée, l'ampleur des dégâts. J'en aurai presque pleuré, mais comme je pleure un peu beaucoup en ce moment, j'ai tout de même réussi à ne pas flancher lamentablement pour une pauvre paire de chaussures, si belles soient-elles… Je vaque tant bien que mal à mes obligations professionnelles, l'esprit quasi obnubilé par la blessure béante située juste sous moi, à quelques centimètres de la moquette grise, moche et sale.
15h00 ça y est, ma journée est terminée, direction le cordonnier (comprenez "les urgences"). L'homme me connaît, c'est un peu mon médecin de famille. J'entre il me sourit. En quelques mots je lui raconte ma sombre mésaventure, lui dis que c'est urgent, que je suis très inquiète et que s'il ne peux pas la soigner tout de suite je lui laisse mes souliers et renfourche illico mon vélo pieds nus parce que c'est inconcevable que je les ramène chez moi dans cet état. Il sourit encore... -oui je sais je suis pathétiquement drôle-
- "Vous auriez préféré vous blesser vous même je vois, et si vous me montriez l'étendu des dégâts ?"
Ben oui, c'est logique, ma peau à moi elle se répare toute seule, du désinfectant, un pansement et c'est réglé on en parle plus ! Ah oui lui montrer, bien sûr, j'y avais même pas pensé dis-donc… Je me déchausse et lui présente la pauvre petite bête abîmée. Il la prend délicatement et sans rien dire, s'en va au fond du couloir, dans son atelier. J'entends qu'il frotte, tape, martèle, je le vois passer dans l'encadrement de la porte puis j'entends une machine qui se met en branle et dont le son s'aiguise au contact de la malheureuse. Je souffre presque pour elle… Soudain plus rien pendant quelques secondes puis je perçois un son plus doux, circulaire, ça y est il a presque fini, je crois reconnaître la phase de lustrage. Je ne suis plus anxieuse, je suis déjà rassurée. Toujours coiffé de son tendre sourire, il sort de l'atelier et se dirige calmement vers moi.
-"Et voilà mademoiselle"
Mon dieu, on y voit presque plus rien, enfin même plus rien du tout pour qui ignore toute cette mésaventure ! Un soupir profond de soulagement s'extirpe de mes petits poumons et mon sourire à moi revient enfin. Je le regarde, ébahie comme une petite fille devant sa première poupée :
-"Mais elle est parfaite, comme avant, c'est magnifique ! Je suis tellement heureuse, merci, merci mille fois… Combien je vous dois ?"
-"Rien du tout, je prends votre sourire pour argent comptant"
Je reste sans voix quelques secondes et lui réponds d'un ton guimauve :
-"Vous êtes merveilleux…"
Je quitte le petit magasin le coeur léger, enfourche mon vélo et me rends soudain compte que cela faisait bien longtemps que je n'avais dit à un homme qu'il était merveilleux. Bien longtemps ? Non en fait je ne l'avais jamais dit, tout simplement…